- ABU NUWAS
- ABU NUWASLa mémoire culturelle arabe retient Ab Nuw s comme l’un de ses plus grands poètes, lui dont l’origine était persane par sa mère, dont la vie se passa à braver les règles de l’éthique dominante, et dont l’art enfin prit le contre-pied de l’académisme, bientôt et pour longtemps triomphant. Ces trois traits le situent au cœur des tensions qui désignent les sites principaux où se décida la culture arabo-islamique en cette fin du IIe siècle de l’hégire.De Bassora à la cour des califesAb Nuw s est né en Susiane, à Al-Ahw z entre 130 et 145 de l’hégire (747-762) d’une mère iranienne et d’un père client d’une tribu sud-yéménite. Il vient très jeune à Bassora toute proche, puis à Koufa. C’est probablement dans cette ville qu’il se forme et reçoit les influences qui devaient marquer sa vie. Car il y fréquente un cercle de redoutables libertins, homosexuels pour la plupart d’entre eux. Il devient ainsi le protégé du poète W liba b. al- ネub b et de face="EU Domacr" ヷalaf al-A ムmar. Il aurait suivi les cours des meilleurs philologues. Son œuvre atteste d’ailleurs de sa culture dans de nombreux domaines du savoir de l’époque. Bagdad commence à drainer tous les talents et il s’y rend. Il se lie à la famille vizirale des Barmakides qui connaît l’apogée de sa puissance et le drame de sa chute sous le calife H r n ar-R šid. Il séjourne quelque temps au Caire, puis revient à Bagdad pour y devenir l’un des commensaux attitrés du calife Al-Am 稜n. Il passe là des années flamboyantes qui le mènent des fastes du palais à la misère des prisons. On ne sait comment il meurt entre 198 et 200 (813-815), à l’aube de ce IIIe siècle de l’hégire (IXe s.) qui s’ouvre avec l’assassinat du calife ami et l’avènement d’un temps où il n’avait plus de place. Et peu importe notre ignorance des circonstances de sa mort: le poète avait fait son œuvre.Un libertin au cœur des antagonismesCette œuvre porte un témoignage sur bien des aspects d’une civilisation islamique encore à l’heure des choix. Toute la poésie d’Ab Nuw s exprime une vision du monde. Cette vision est d’abord marquée de «citadinité». L’Islam a fait passer les Arabes de l’oralité à l’univers du graphisme, du tribalisme socio-politique à l’exercice étatique du pouvoir, de la mentalité bédouine au comportement citadin. Le discours scientifique règle avec fermeté le développement culturel. En cette fin du IIe siècle de l’hégire, aucun des grands affrontements qui secouent la société n’est achevé. Dans ce contexte, Ab Nuw s est le poète qui exprime avec le plus de relief les antagonismes pensés et vécus.Il revendique le droit au plaisir contre l’angoisse existentielle que ne rassure pas le dogme. Il prend la liberté de l’insolence que ne tolère pas la loi. Il ridiculise le mode de vie bédouin et vise, ce faisant, l’ethnie arabe prise à la fois dans sa bédouinité originelle et dans sa prétention à la primauté culturelle et politique. Ainsi l’hédonisme d’Ab Nuw s ne désigne pas les seules pulsions d’un individu. Il témoigne d’une résistance à un dogmatisme qui entend régir la société.Au demeurant, le poète n’hésite pas à prendre part à la lutte féroce que les Arabes d’origine yéménite menaient contre les Arabes du Nord dans un conflit d’origine tribale sensiblement aggravé depuis l’islam. Sa longue et célèbre satire des ‘Adn n, où il fait un éloge marqué des Qa ムレ n, lui valut d’être longuement emprisonné sur l’ordre du calife H r n ar-R šid. Dans ce genre si arabe de la diatribe mêlée de jactance, Ab Nuw s déploie sa verve, et ses flèches font mouche. On peut mesurer, à cette occasion, combien on se trompe en insistant exagérément sur l’iranisme du poète.Car, situé au cœur de ces antagonismes, il ne se laisse réduire par aucune proposition simpliste. Arabe de langue et de culture, il est rebelle aux lois du clan, hostile à la domination de l’ethnie. Citadin jusqu’au bout des ongles dans le raffinement comme dans l’excès provocateur, il garde du bédouin l’individualisme farouche, le sens du geste et le goût de l’affrontement. Irreligieux jusqu’au blasphème, il viole l’ordre moral, mais trouve d’admirables accents pour confier à Dieu sa détresse et implorer sa miséricorde. Débauché qui se vautre dans tous les bouges, il est aussi l’esthète admirant le vol impérial de l’autour ou l’accélération fulgurante du guépard en chasse.Une créativité rebelleSon génie s’est immédiatement imposé et le jugement des contemporains n’a cessé d’être confirmé depuis treize siècles. Ce consensus des époques trouve sa raison d’être dans la qualité d’une poésie aux facettes multiples, mais animée par une même inspiration et fruit d’un même talent. Il fait référence aussi à la nature d’un personnage et à l’exceptionnelle situation historique de son œuvre.Depuis l’avènement de l’Islam, la poésie arabe fut travaillée par une double contrainte qui la mena vers le classicisme. Celle exercée par les théoriciens d’abord: grammairiens, lexicographes, prosodistes recueillent la poésie ancienne, en fixent la langue et définissent peu à peu une esthétique. Celle ensuite qui s’exerce sur le statut et la fonction du poète dans la société. Le grand poème d’apparat dédié à un haut personnage fixe et illustre les canons d’un art. Cette réglementation vise, en fait, à instaurer l’hégémonie d’un genre, en définitive à imposer un type d’écriture. Le genre est celui du panégyrique qui fait l’objet de poèmes de plus en plus longs, nécessitant une organisation interne minutieuse. Ce principe de cohésion entraîne des dispositions d’écriture qui régissent le lexique, la syntaxe et la composition thématique. Le poète qui ne réussit pas dans ce difficile exercice de style est tenu pour mineur.D’où l’importance d’Ab Nuw s. Il fait justement partie de la dernière génération de poètes qui ne se sont pas pliés aux injonctions de l’académisme. Successeur de Bašš r b. Burd, il fait triompher le poème bachique, le chant érotique, la composition animalière au même moment où Al-‘Abb s b. al-A ムnaf se consacre au langage de l’amour courtois et Ab l-‘At hiya à la méditation sapientiale.Poèmes bachiques et érotiques doivent être saisis dans la même analyse. Ab Nuw s y recueille une vieille tradition qui remonte à la période pré-islamique et n’a cessé de se manifester depuis. Mais il lui donne un éclat et une force incomparables. La face="EU Domacr" 更amriyya (poème bachique) devient chez lui un genre: ses descriptions des vins, des commensaux, des échansons, des chanteuses seront tenues pour des modèles et appelleront l’imitation durant des siècles. Ce sont des tableaux vifs et précis qui allient la vérité du trait à la finesse des images et à la simplicité de la langue. Érotisme et bachisme s’y mêlent étroitement et l’alliage n’est pas toujours du meilleur goût: Ab Nuw s est un héritier des libertins de Koufa, disciple d’homosexuels célèbres, compagnon de beuveries mémorables qui pouvaient se dérouler aussi bien au palais califal que dans un monastère ou dans les jardins de la banlieue de Bagdad.La poétique d’Ab Nuw s est reconnaissable entre toutes. La langue se tient à l’écart de l’archaïsme comme du formalisme qui trouvera, peu après, son expression la plus haute dans l’œuvre d’Ab Tamm m. Elle sait puiser aux ressources du lexique sans tomber dans le piège de la littérature pour philologues. Elle exprime les sentiments avec vigueur et peint avec précision les situations, donnant ainsi au vécu un relief particulier. Car c’est, la plupart du temps, au niveau de la sensation qu’elle opère: les images sont concrètes, souvent vives et heureusement choisies. Ab Nuw s se sert, certes, sans complexe des trouvailles de ses prédécesseurs. Mais il affine, retravaille une matière qui, en poésie arabe, relève finalement d’une création collective échelonnée sur des générations de poètes.Le poème s’organise librement. La plupart du temps bref, il entrecroise ses motifs, virevolte de l’éphèbe à la femme, de la coupe aux fleurs, du blasphème au repentir, de la satire à l’amitié, toujours avec un bonheur de la formule qui comble l’attente. Ces variations sur des thèmes connus ne suivent aucun projet arrêté à l’avance et relèvent d’un véritable plaisir de dire. La cohésion interne du poème n’est pas assurée par des enchaînements thématiques mais par cette rhétorique du lyrisme qui se saisit des énoncés successifs. Le texte se constitue ainsi de l’afflux des significations. Le rythme est autant celui des mots coulés dans les matrices métriques que celui du sens.Ainsi le poète offrit-il l’énergie de son écriture aux conflits de son temps. Une lecture attentive de son œuvre fait apparaître que les attitudes provocatrices, voire les formulations grossières, recouvrent les tourments d’un être que tout menace dans sa liberté. Dépravé, excessif, cynique, tout cela est vrai. Mais sans masque, avec lucidité et, toujours, un amour profond de la vie et de ses manifestations. Poète de la joie de vivre soudain saisi d’angoisse à l’idée de la mort: quelle image rend mieux ce destin que celle d’un Ab Nuw s réveillé, au terme d’une nuit d’ivresse, par le tympanon d’un monastère, et se mettant à songer à Dieu? Il fallut attendre la poésie contemporaine pour retrouver une force de création comparable.
Encyclopédie Universelle. 2012.